De l’Assignifiant

« Pour tout dire, nous ne voyons pas les choses mêmes (…) Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles ».

Henri Bergson, Le rire

Le banal est englué dans une répétition distrayante et mécanique. Au regard se substitue une myriade de symboles enchevêtrés d’habitudes. Pourtant l’ordinaire recèle d’instants et d’images qui, extraits à la morne inattention quotidienne, offrent des occasions poétiques.

Dans cette constellation assignifiante, le sujet peignant ainsi que son objet peint s’extraient tous deux du signifiant pour tendre vers un assignifiant où la résonance se substitue à la révélation.

L’œuvre assignifiante n’est ainsi pas descriptive, mais allusive. Nul voile à découvrir, l’objet est devant soi, dans sa modeste simplicité. L’austérité elle-même serait ici presque un effet recherché que la peinture assignifiante récuse ; car cette dernière ne cherche ni à impressionner, ni à choquer ou à politiser ; elle cherche simplement à évoquer une réalité quotidienne, cette vie ordinaire, qui est là, devant soi.

Pierre Bonnard, Femme à sa toilette (Le Peignoir), c. 1923, huile sur toile, 115,5 x 55,5 cm

Cette peinture ne révèle rien, ni ne décortique quoi que ce soit : le réel lui est donné tel quel et l’on ne cherche guère à le comprendre et encore moins à le faire comprendre. L’objet n’est d’ailleurs guère observé dans une démarche de maîtrise et de savoir mais simplement regardé. On jette un œil dessus avec un certain égard, cet égard attentif aux petites choses qui nous entourent tant et tellement qu’on les oublie si souvent.

Pierre Bonnard, Autoportrait dans la glace du cabinet de toilette, 1939 – 1945, huile sur toile, 73 x 51 cm

La banalité est cette adhérence des choses à elles-mêmes, là où cette peinture assignifiante décèle en dessillant. Cette decilliation n’est pourtant pas le fruit d’un doigt pointé sur un objet en particulier ou de la mise en exergue d’une quelconque réalité ; la decilliation se fait par la simple évocation d’un moment, aussi anodin soit-il. L’œuvre assignifiante n’est donc pas assignatrice, elle n’indique ni un chemin à prendre ni un sens à donner. Elle relate sobrement un instant, un souvenir, un paysage ou un visage familiers au peintre. Nul sens ou signifiant ne s’en dégage, tout bonnement, une possible résonance.

Paula Modersohn-Becker, Säugling mit der Hand der Mutter, 1903, 31.3 x 26.7 cm

Ainsi, l’intensité n’est pas recherchée mais peut advenir subrepticement. L’œuvre se veut souvent modeste à la fois dans ses objets, dans sa technique, sa palette, et ses compositions. L’effet de manche est refusé car il nous détourne le plus souvent d’un ordinaire qui, à priori ennuyeux, recèle de vibrations poétiques pour qui sait les déceler. La peinture assignifiante ne se détourne donc que rarement de scènes modestes mais aussi vécues ; elle ne cherche pas à divertir, ni d’ailleurs à se confronter, elle tente humblement d’évoquer. Ainsi, le banal enseveli sous l’habitude distrayante se voit ramener au centre, et ainsi transfiguré en objet de peinture. Mais ici, il n’est pas question de transfiguration du banal, la métamorphose d’un objet quotidien en œuvre, mais de banalité du transfigurable, c’est à dire que l’objet peint est cueilli dans le jardin négligé de l’ordinaire. Autrement dit, on ne rabaisse par l’art à un objet banal mais on décèle dans l’épisode banal une résonance poétique ; ainsi on le déterre de la banalité mécanique dans laquelle il était enseveli.

Édouard Vuillard, Enfant avec gobelet, 1900-1901, huile sur panneau marouflé, 48,9 x 62,2 cm

Ramener l’inconnu au connu est une nécessité sociale ; agir sur le monde c’est chercher en permanence à le maîtriser, à le limiter afin qu’il obéisse à nos actions et se rende à nos volontés. Ramener l’inconnu au connu est en quelque sorte la recherche d’une maîtrise, en cela, c’est une nécessité vitale. Cette nécessité a un coût, celui d’obstruer le regard. L’art assignifiant se déprend de cette volonté de maîtrise, se dessaisit de cette volonté de comprendre pour tenter de regarder à nouveau ce qui nous entoure non pour l’altérer mais s’en imprégner. Il y a donc une déprise qui cherche à contourner la méprise due à toute tentative de saisissement. Mais cette déprise n’est pas militante ; elle ne se veut pas solution à un quelconque problème ou issue existentielle ou politique. Elle permet simplement de s’imprégner de toutes ces choses qui tissent l’ordinaire et que l’on oublie si souvent quand on cherche à les utiliser. Il y a conséquemment une forme d’inutilité dans cette démarche assignifiante, puisque, l’instrumentalisation utile contredit l’exploration silencieuse. Cette inutilité est cependant celle du jeu, celle de la nostalgie autant que celle d’un certain humour. La peinture assignifiante renoue ainsi avec une humilité sans déférence, elle est humble en cela que son mouvement principal est le fait de se retirer pour faire place, de s’imprégner de ce que l’ordinaire offre, ne pas chercher à mystifier ou à se distraire mais simplement à regarder, à relater. Elle n’empoigne pas mais explore, tout en laissant les choses venir à soi. Elle n’ambitionne pas de nous sortir de la nécessité mécanique du banal, sauf par touches, sauf par instants.

Ygaël Attali

Giorgio Morandi, Natura Morta ( nature morte ), 1942, huile sur toile, 30 x 40 cm
Avigdor Arikha, Books, 1977, huile sur toile, 100,3 x 80,6 cm
Avigdor Arikha, Still-Life with Glass of Water, 1974 46 x 27 cm
Nathanaelle Herbelin, Sleep, 2022, huile sur toile, 73 x 92 cm
Aubrey Levinthal, Long Bed, 2023, huile sur panneau, 76,2 x 60,96 cm
Nathanaëlle Herbelin, Cour Intérieure, 2020, huile sur toile, 195 x 160 cm
Elene Shatberashvili, Chambre de mes parents #2, 2019, 180 x 150 cm
Flora Temnouche, After shopping, huile sur toile, 61 x 77 cm
Flora Temnouche, Verres d'eau, huile sur carton, 24,5 x 18 cm
Charles Laib Bitton, Papy, 2021-2022, huile sur toile de lin, 25 x 30 cm